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filmer la recherche : l'expérience regain de taille

par Pierre Arbus

 

Notes sur un film : portrait de l’archéologue, géologue, historien, Christian Servelle.

 

 

 

 

Plan de l’article

 

Introduction

Filmer la recherche : Le précurseur : Jean Painlevé

Genèse d’un projet

Le « tour du propriétaire »

 

I. Etat des lieux

  • Le temps, le terrain, et la vie

  • Le style de l’archéologue

  • L’archéologue et le cinéaste : d’attentes en révélations

II. La recherche et l’archéologue : l’histoire et son personnage

  • Le matériau à disposition

  • Le corps de l’archéologue

  • L’avènement du poétique 

III. Filmer la recherche : un parti pris épistémologique

  • Entre scientisme et relativisme

  • Le point de vue philosophique proposé par le film

  • Le parti pris épistémologique proprement dit

 

Conclusion

 

 
Introduction

 

Filmer la recherche ? Le recours à l’image – à l’imaginaire ? -, comme témoignage dans les sciences de l’homme, ou comme outil de représentation ou de communication dans les travaux de chercheurs de toutes disciplines est une tentation relativement nouvelle. Comment filmer la recherche ! Comment chercheurs et cinéastes l’envisagent, eux qui n’ont plus seulement mission de rendre compte, mais comptent respectivement l’un sur l’autre, pour se révéler l’un à l’autre, la singularité inattendue des représentations propres à leur mode de pensée et d’élaboration des concepts : le scientifique se garde contre tout envahissement de la conscience imaginaire dans la conduite de son projet ; et le cinéaste, que ses engagements à la réalisation d’une œuvre proprement dite, et non seulement d’un document, assujettissent à la même rigueur et à la même éthique personnelle – on ne saurait trop insister sur cette dernière exigence dans la mesure où il s’agit bien, pour le cinéaste, de ne renoncer à aucune des singularités de sa pratique – ne manque pas de réaffirmer sans cesse l’acte de filmage et de montage comme une véritable pratique d’expérimentation et de problématisation du réel. On comprendra qu’une telle pratique ne puisse, en aucune manière, se concevoir dans une conduite d’allégeance à son sujet.

 

le précurseur : Jean Painlevé

 

Au sein de la triade Science, Recherche, Cinéma, on ne peut manquer de convoquer le précurseur, Jean Painlevé, fondateur dès 1913, de l’Institut de Cinématographie Scientifique, et réalisateur d’un très grand nombre de films - près de 200, dont la plupart ont pour sujet les animaux marins -, systématiquement opposés, par leur conception et la revendication auteurale du cinéaste (un ami des surréalistes qui fut, en tant que tel, engagé dans le mouvement de l’avant-garde cinématographique des années 1920 / 1930), aux documentaires habituels des circuits commerciaux de l’époque[1]. En effet, Jean Painlevé postule, à propos de son cinéma, une appartenance générique à la marge, mais une marge proche de l’Avant-garde, du cinéma expérimental ou du cinéma pur, une marge qu’il désigne par le terme de « cinéma scientifique », sous-genre du documentaire, mais que le remplacement ultérieur « par un euphémisme [avant-garde] permet de traiter […] sans le nommer »[2].

 

Les films de Jean Painlevé réalisent l’appropriation de l’outil scientifique par la maîtrise des possibilités techniques qu’offre le cinéma, pour inventer – remémorer serait mieux dire – une parentèle antithétique (n’est-ce pas là, d’ailleurs, le paradoxe de toute alliance consanguine ?) entre l’imaginaire de la science et la poésie de sa révélation : il faut attendre la peinture cubiste pour délivrer dans l’art des formes similaires à ces empilements d’écailles d’une aile de papillon observée au microscope… Painlevé se fait prophète des microcosmes, dont la lumière et le mouvement des métamorphoses révèlent l’invisible. Il s’agit là de la condition même du film scientifique « ayant pour but de provoquer la découverte (ou, le cas échéant, l’ayant permise, même si ce n’était pas le but du film) », grâce à « l’essence même du cinéma, amplificateur de brillance »[3].

 

Ce que l’on retiendra de la démarche de Jean Painlevé, (outre une filmographie impressionnante et le jaillissement d’une clairvoyance dans le regard porté sur les univers de la science, que la science elle-même découvrait à l’égal de rêves enfouis, témoignage qu’il existe, au demeurant, un inconscient de la science), c’est, par-dessus tout, cet engagement d’auteur qui associe simultanément acuité du regard, rigueur de la mise en œuvre de l’outil, et disponibilité de la conscience imaginaire, à la faculté de s’émouvoir et de s’émerveiller, pour mettre en résonance la découverte avec l’attente inconsciente, symbolique, voire sacrée, de sa représentation.

 

genèse d’un projet

 

C’est de la rencontre entre l’archéologue et le cinéaste que vint à s’ébaucher le projet Regain de taille. Puisant dans les conversations, dans les échanges récurrents où semblent mis en perspective les scénarios intimes des représentations mutuelles – univers documentés d’un âge ancien où la pierre, témoignage infini de passés géologiques encore plus lointains, paraît à la conscience du cinéaste comme l’argument saisissable de toutes les fictions de l’Histoire relatant l’origine – l’idée d’un film sur la recherche de l’Archéologue finit par emporter les enthousiasmes réciproques, aux conditions de s’entendre sur un terrain commun qui ne soit pas essentiellement celui de la raison scientifique. En d’autres termes, il faut aussi favoriser en commun l’éclosion d’une histoire qui peut permettre au spectateur de s’aventurer dans les Ateliers de la connaissance, au bras de son guide, conducteur avisé et réinventeur des mondes où il mène, à son gré, le profane. La question se pose alors au cinéaste du « comment filmer ».

 

Car il faut échapper au seul compte-rendu d’une recherche particulière ! Sa tâche ne procède, en effet, ni de la vulgarisation (que la mode du docu-fiction -sorte de reconstitution dramatique cautionnée par quelques figures emblématiques de la recherche sur les sujets abordés - sanctifie aujourd’hui) ni de la valorisation - usage concurrentiel de la publication écrite ou de la communication - qui ne se justifie guère, dans la mesure où l’archéologue, le scientifique, ne peut être, seul, l’auteur du film et que, de fait, une partie du discours échapperait fondamentalement au cinéaste. La relation induite par le film suppose une dynamique complexe d’échange entre le point de vue du cinéaste, le regard de l’archéologue sur ce point de vue, et la conscience que le film doit construire le chercheur comme un personnage, propriétaire, si l’on peut dire, d’une démarche personnelle, d’un style qui n’appartient qu’à lui, bref, d’une humanité que tous les scrupules scientifiques ne parviendront jamais à mettre à bas – y auraient-ils intérêt, d’ailleurs ? – .

 

Autant le protocole de la publication procède-t-il d’un état qui objective la démarche du chercheur, autant il s’agit, avec le film, d’élaborer ce lien si ténu entre le personnage et son histoire, lequel passe bien entendu par l’histoire des fondements et des évolutions de sa propre recherche, telle que perçue par le regard, forcément créateur, du cinéaste. Le « tour du propriétaire » On ne croit guère à la nécessité de définir, a priori, dès le stade du tournage (le film, au moment de l’écriture de ce texte, n’est pas encore terminé) un objectif de diffusion concernant le projet. Loin de toute tentation taxinomique, il semble mieux convenir de revendiquer un processus qui témoigne d’une dialectique d’échanges en train de s’élaborer : filmer – c’est-à-dire : tourner – enregistrer – éclairer – mettre en scène – monter – mixer... – la recherche, recherche en train de s’accomplir, recherche de l’archéologue, mais aussi du cinéaste : comment filmer, comment opérer des choix au sein d’une démarche si particulière, dont il faut engager l’archéologue à dépasser les codes (comme il le fait naturellement en dehors du champ de la caméra).

 

le tour du propriétaire

 

Nous ferons, avec Christian Servelle, le « tour du propriétaire », expression qu’il affectionne pour rétablir le lien de l’homme vivant avec le vestige, et rappeler ainsi la vocation humaniste de toute prospection des temps anciens. Il s’agira de considérer ici l’archéologue, géologue et historien, comme l’auteur, non seulement de ses découvertes, mais aussi, en un sens, de sa méthode et des conclusions auxquelles elle aboutit. De fait, la recherche et l’archéologue nous permettront de proposer, à partir de cette dualité réciproquement influencée, une dualité filmique correspondante, structurée autour de l’Histoire et son personnage. C’est là, sans doute, où l’on observera cet affleurement manifeste du croisement des regards, sur ce que l’on convient de nommer la dynamique d’invention de l’Histoire.

 

Car Filmer la recherche suppose en définitive un parti pris épistémologique, celui d’enrichir les outils et méthodes de la révélation, du « stade du miroir », qui pondère le scrupule positiviste hérité d’une tradition dans la recherche historique, et oriente le chercheur dans le sens d’une meilleure prise en charge de ses intuitions, et du recours à la conscience imaginaire, à la culture des mythes, à l’expérience du vécu, pour expliquer, comprendre ou même… Deviner l’Histoire.

 

I. Etat des lieux

 

  1. Le Temps, le Terrain et la Vie

 

Au commencement, il y a un statut professionnel et l’exercice rigoureux et intégré d’une activité pour le compte de la collectivité. Une collectivité qui se soucie de moins en moins de ses origines, dérivant entre ignorance et inaptitude à proposer la moindre analyse quant à son devenir, tant il est vrai que les civilisations évoluent d’un ordre minimal et basique, vers un chaos tragique désigné par le mythe comme les cycles d’une Apocalypse constitués par les crises, ruptures, guerres, révolutions, génocides…Tandis que l’on verrait volontiers s’élaborer la pratique de l’archéologue selon les termes d’un continuum : temps, terrain et vie. De l’intérêt porté à la pierre comme témoignage de toute la puissance d’un monde dont elle assure à la fois et paradoxalement la structure et l’état immuable d’une part, et la métamorphose par son usage, d’autre part, s’impose la nécessité imparable d’une présence sur le terrain.

 

Le temps, c’est celui qu’il faut à l’homme pour trouver sa place, et compter, dans la temporalité inconcevable des bouleversements géologiques ; le temps qu’il faut à l’homme pour s’approprier le monde, et prospecter, extraire, ébaucher, tailler, polir, emmancher, cogner, couper, abattre, tailler, puis dresser, ajuster, lier, bâtir, transformer… Et le temps qu’il faut au chercheur pour en avérer la trace, préservée par ces couches indistinctes, qui s’accumulent au fil des millénaires, ou simplement, et heureusement pourrait-on dire, à portée de main, demeurée seulement invisible à l’ignorance. C’est encore le temps qu’il faut au géologue pour lire et déchiffrer le territoire, et posséder enfin les rudiments, toujours perfectibles, d’un alphabet lithographique qu’il faut avoir assimilé, si l’on veut comprendre ses assemblages.

 

Le territoire est commun ! La vie est à flairer, à pressentir, ni fantôme de la mémoire, ni civilisation disparue, mais trace ou état de la vie en incessant devenir, comme la vie même de l’archéologue, interrogeant, dans tous les coins et recoins du territoire, les origines de sa propre origine : les premiers paysans du Sud Ouest de la France, inventeurs de leur descendance, et lointains géniteurs de celui qui, aujourd’hui, s’attache, à travers les outils où ébauches d’outils, oubliés ou délaissés, à discerner la pulsion matricielle : vivre, survivre, se perpétuer…

 

La singularité de la rencontre, c’est ici celle de l’archéologue, historien s’estimant lui-même relais opportun dans le continuum d’une histoire de la civilisation paysanne ouvrière, avec la période et le territoire de ses commencements. Implication affective et intime du chercheur qui légitime sa démarche par une mise à l’épreuve scientifique de l’intuition ou de l’hypothèse, et le recours scrupuleux à des règles d’approche du terrain, de relevés, de marquage, de catalogage, de délimitation des objectifs, d’expérimentations massives, et de confrontation avec le travail de chercheurs en d’autres territoires, amateurs ou professionnels. Etroitement liées, ces trois approches respectives : temps, terrain et vie, désignent au cinéaste l’émergence inattendue d’un style de l’archéologue, écrivain à sa manière d’un paragraphe de l’Encyclopédie raisonnée des origines, dans la tradition préromantique des Lumières.

 

2. Le style de l’Archéologue

 

En cela, il faut entendre que l’archéologue historien, doublé ici d’un géologue, ne se réduit pas au seul statut de vecteur de la révélation, conforme à cette icône propagandiste des sociétés matérialistes et / ou totalitaires (Etats-Unis ou Chine), où des alignements de chercheurs, l’œil rivé à l’oculaire de leur microscope, ont vocation anonyme à servir les intérêts objectifs d’une science qui croît probablement (marché oblige) à l’orientation autoritaire et univoque de ses flux.

 

Ce que Christian Servelle propose ici, c’est un engagement tout entier dans une quête sous-tendue par un questionnement philosophique portant sur la vie même. En cela, la recherche devient création, puisqu’il s’agit, incessamment, de réinventer en les imaginant des postures, des gestes, des trajectoires, des cheminements, des usages… Les imaginer sans doute, à partir de la trace, du vestige, afin de soumettre le possible à l’expérience, et en obtenir validation. Pour cela, il faut à l’archéologue un partage au quotidien de ces valeurs anciennes, de ces liens à l’objet et à la matière, de ce possible que l’on évoque, que l’on soumet, peut-être malgré soi, à l’épreuve indistincte de chacun des actes de la vie moderne ; le cadre de vie s’organise à l’image d’un atelier de la connaissance, d’un laboratoire des origines…

 

Le stockage s’y organise, sous-tendu par une volonté scrupuleuse de ne pas laisser se dessiner de faille, de disposer à tout moment de la matière adéquate pour valider une intuition, de se prémunir, en un sens, contre la disette de matière première lorsque se présente la nécessité d’une mise en œuvre expérimentale de l’idée. C’est à ce titre que l’on parlera de style, un style fondé sur l’immersion de l’archéologue, non point dans un milieu social et culturel analogique, comme le fait l’archéologue anthropologue Pierre Pétrequin en Nouvelle Guinée, déplacement spatial vers un néolithique re-synchronisé temporellement et spatialement, mais au sein même du territoire, dans un environnement d’outils et de matières premières qui actualisent la possibilité ou le pressentiment d’une présence, ou rumeur de présence, d’une civilisation rêvée, aimée, désirée… Et dont l’invisibilité révélée par le visible de l’objet fait de l’archéologue historien, un voyant, doué d’une clairvoyance qui ne manque pas de lire dans la matière du monde ou dans la stratigraphie du territoire comme dans les pages d’une autobiographie de l’humanité.

 

Le « vivre avec » – étymologie même du mot « comprendre » – se confond imperceptiblement avec le « vivre comme », au sens où l’archéologue historien, devenu archéologue ouvrier, adopte les rythmes de l’artisanat dont il a fait le sujet de ses expérimentations : fabrication des haches en pierre polie, depuis l’extraction dans les ateliers néolithiques jusqu’à la belle durée du polissage, et à la fabrication en quantité de toutes les sortes, connues ou déduites, de manches, fabrication d’outils de défrichage, de bêchage, pics, pelles, houes, comme s’il s’agissait d’inventer au quotidien sa propre méthode, tout en essayant d’incarner littéralement, mais avec raison, les modes d’existence et de développement des sociétés néolithiques.

 

Au-delà de la seule vision d’historien, l’archéologue semble proposer ainsi une sociologie de l’intemporel, conjointe à une ethnologie de l’universel : quêteur de l’invisible, il lui redonne forme et vie, dans une perspective qui réinstalle l’individu social dans le continuum d’une humanité qui l’explique et le légitime. Et, de cette vocation à nourrir la recherche d’une aventure personnelle, n’est nullement absente la conscience du désir !

 

3. Le cinéaste et l’archéologue : d’attentes en révélations

 

La collaboration du cinéaste et de l’archéologue, on l’aura compris, n’est pas de l’ordre de la prestation de service.

 

Au croisement des deux pratiques, le parcours évolue, d’attentes en révélations, à partir de revendications à la fois autonomes et complémentaires, et de parti pris déjà solidement fondés, mais qui ne laissent pas de s’ouvrir aux enrichissements de la métamorphose. Je veux dire que, si le cinéaste est curieux de la connaissance et des méthodes de l’archéologue, l’archéologue ne l’est pas moins du regard porté par le cinéaste sur une approche scientifique singulière qui redoute, paradoxalement – question très complexe, on le verra – la contamination par le vécu, l’expérience sensible et l’imaginaire personnel. Car l’archéologue est avant tout contraint, par son éthique, son statut, sa formation même, à la rigueur scientifique d’une démarche qui n’admet pas les approximations et les indisciplines.

 

La latitude du cinéaste, complice de l’imaginaire, et dont le rapport à l’Histoire serait plutôt du côté du conteur que de l’historien, semble mieux s’accommoder d’un certain relativisme, impliquant que l’on valorise, dans le même temps, le sensible, l’imaginaire, le vécu, l’intuition… Postures sans doute différentes, mais nullement contradictoires : l’archéologue et le cinéaste ont été favorables, dès le début, à cet échange des postures, pour se révéler l’un à l’autre la part de méthode tenue à distance, ces engagements secrets au sein même d’une pratique que l’appartenance à une communauté d’action ou de pensée empêche de dire – si elle ne peut empêcher d’y recourir ! Cette part, quelle est-elle ? Peut-être une certaine tentation du cinéaste à la rigueur, au scrupule, à l’intérêt pour le microcosme, manifesté par l’archéologue… Peut-être un questionnement autour du caractère intentionnel des pressentiments, des intuitions, soufflées par la conscience imaginaire, ou de l’engagement affectif de soi, de la part de l’archéologue.

 

Car il apparaît au cinéaste que ce monde des premières industries et des premiers échanges n’est, ni autre, ni ailleurs, mais simplement à l’Origine du notre, prenant déjà sa place dans la longue durée, monde au sein duquel « la décomposition de l’homme en un cortège de personnages »[4] promet à la démarche du chercheur de se développer sans danger autour de propositions narratives, légitimées par la méthode, offrant ainsi au cinéma une représentation décalée mais analogique du sujet, sans le recours inopportun à la fiction ou à la reconstitution, sans les excès du didactisme, de la justification rhétorique ou du compte-rendu.

 

II. La recherche et l’Archéologue : l’histoire et son personnage

 

1. Le matériau à disposition

 

Le désir partagé d’une création commune conduit le cinéaste à envisager ses marques au plus près des activités et de l’implication de l’archéologue dans le mouvement de sa recherche. Au point de lire en celle-ci la trame d’un récit, dont celui-là sera le personnage.

 

On voit par là la part de confusion entretenue dans l’emploi des différents termes – recherche, récit, histoire, archéologue, histoires, personnages – confusion qui nous renvoie à certains parti pris qui ont agité, dans le courant du 20ème siècle, l’épistémologie de la science historique, à partir des adaptations proposées par Fernand Braudel, et notamment dans ses dialogues polémiques avec l’Anthropologie structurale de Claude Levi-Strauss. Il n’en demeure pas moins que, dans le cadre très précis de cette évocation de la société des « premiers paysans du monde », Braudel nous fournit jusqu’à l’argument même de l’élaboration du projet cinématographique : le personnage dans son territoire : « Une civilisation, qu’est-ce, sinon la mise en place ancienne d’une certaine humanité dans un certain espace ? »[5].

 

Car le paysage témoigne de la continuité de la période, puisque aucune de ses métamorphoses n’a été suffisamment radicale pour provoquer la disparition de la trace. Quant au personnage, notre archéologue bien sûr, il n’a pas eu de mal à réinventer, à partir de ces traces et de la physionomie du territoire, les gestes, les postures, les déplacements des hommes qui l’ont habité il y a 7000 ans, tant les modes de pensées relatifs aux besoins, aux usages, aux évolutions, à l’imaginaire, sont demeurés proches ! Nul besoin du recours à la fiction ou à la reconstitution : tout au plus y aurait-il pertinence à parler de transposition, à l’intérieur de ce que Braudel désigne comme une « structure », à savoir, le cadre géographique, qui n’évolue, quant à lui, qu’avec une infinie lenteur (à l’échelle de l’homme). Le premier travail consiste alors, pour le cinéaste, à opérer un inventaire du matériau filmique à disposition ; le monde de Christian est un monde d’objets, peu importe qu’ils soient ou non des objets archéologiques : leur existence même atteste de leur authenticité, qu’il s’agisse d’originaux ou de copies, ou de matière première brute.

 

Ces objets ont une cinégénie – une photogénie de cinéma - : objets colorés, sonores, élémentaires (eau, terre, feu, pierre…), et prennent place dans une synergie dont l’archéologue ouvrier figure le nouvel initiateur : polir, creuser, couper, tailler, abattre, se déplacer, échanger… Et dans une structure qui se développe autour de l’axe fluvial, des ateliers, des territoires de peuplement, des mines, etc.

 

2. Le corps de l’archéologue

 

Le temps et l’espace proposés au cinéaste par l’archéologue sont ceux d’un néo-néolithique, appuyé sur une pratique codifiée et réglementée, sur une chronologie des actions et des initiatives qui suit une logique incontournable (mais non nécessairement figée) : la fouille ou l’expérimentation est toujours méticuleusement préparée, les outils collectés, et l’on se livre, sur place, dans l’espace retenu, à ce que Christian Servelle nomme, selon une formule sans ambiguïté quant au pressentiment d’analogie des liens qui unissent, dans la longue durée, les hommes à leur territoire : le « tour du propriétaire ».

 

C’est là que le cinéaste se poste, dans l’espérance plus ou moins sollicitée d’un engagement affectif de l’archéologue, d’un investissement du corps qui fait vivre le lien, et dévoile soudain l’harmonie de deux mondes, séparés par plusieurs millénaires. Le chercheur devient alors, non pas en dépit de lui-même, mais parce qu’il le rêve secrètement depuis toujours, le personnage de ce monde paradoxal inclus dans la modernité, mais qui bruit, pourtant, on n’en pourrait douter, de ces mêmes rumeurs ininterrompues depuis les temps anciens : flux de la rivière, tremblement des feuillages, craquements de l’organique, éclatement du minéral… Et le film, parce qu’il autorise le rapprochement temporel d’espaces et de personnages aux délimitations périodiques asynchrones, invente un monde nouveau, ni virtuel, ni fictif, mais simplement possible…

 

C’est ce possible là qu’en retour, le cinéaste peut offrir à l’archéologue, comme cadeau de son propre regard sur l’Histoire. Naturellement, le film inscrit aussi un certain nombre d’états historiques à partir d’instantanés de la découverte, replacés dans leur contexte par les explications de Christian Servelle ou celles de certains de ses collègues. Mais à ce stade, il est parfois utile, sinon attendu, que le corps s’implique et que, d’un certain état historique, on en arrive à la vitalité de son devenir. Car c’est bien le corps qui, trace après trace, incessamment confronté à l’insignifiance brute et absolu du vestige, recueille la mémoire de cet état, non pas disparu mais recouvert, protégé par les strates accumulées de sédiments, comme la poussière dans l’Atelier de Picasso – justifiant à cet égard une contre-archéologie qui s’appliquerait à la préservation de la trace, à l’exemple des fouilles interrompues de Pompéi, qui laissent encore sous la cendre près des deux tiers de la ville antique.

 

Le corps incarne alors l’état signifié par la découverte, devenant comme l’écran des projections mentales auxquelles il confère une pulsation organique, une pulsion de vie… Transmutation chamanique que, seul, permet le cinéma, le corps devenu personnage endosse par synthèse la masse de toutes les représentations et devient inséparable de sa méthode. Le temps s’abolit, au sens où il minimise les repères, et la durée s’y substitue : ce corps de chercheur à l’écoute d’une contemporanéité ancienne, nous dévoile l’Histoire comme un continuum, un fil ténu où chacun a sa place, un long couloir de métamorphoses successives où l’objet laissera, en définitive, plus de traces décisives que celles de sa seule appartenance (à son temps, à sa culture, à son époque, à son territoire…).

 

Loin du personnage de fiction des reconstitutions, et bien au-delà d’un simple vecteur de la recherche scientifique, le personnage de l’archéologue procède d’une réalité organique, vivante, d’un état de la civilisation dont il synthétise les représentations dans l’ici et maintenant du réel filmé. S’adonnant de surcroît aux processus multiples d’une recherche expérimentale, il finit par incarner lui-même un ensemble de postures emblématiques qui participent de l’élaboration du continuum, favorisant par là l’élaboration d’une approche humaniste, et non pas seulement historique, des civilisations anciennes.

 

3. L’avènement du poétique

 

L’omniprésence du personnage ne doit pas faire oublier que l’objet demeure, après tout, notre point de départ.

 

L’objet et sa cinégénie, l’objet et sa vocation à occuper sa place au sein du territoire, à s’emparer des rares incidents qui le feront visible, rayonnant, ou terne et indiscernable : les pierres ont aussi vocation à la révélation par le poétique : c’est ainsi que nous le propose Roger Caillois dans un très beau recueil de poèmes : Pierres, désignant un espace contemplatif dans l’expérience du géologue, où le cinéaste guette, continûment, un témoignage de plaisir. Car, quoique s’exécutant selon les règles d’une méthode rigoureuse et scientifique, résonne la dimension poétique de ce questionnement que, seul, le film est en mesure de faire pressentir. Les épisodes où les limites de l’approche rationaliste sont devenues sensibles ne sont pas rares dans le travail de l’archéologue historien, et pourtant, il faut bien trouver du sens, voire, l’inventer.

 

On n’ignore pas, évidemment, ce que ce dernier mot peut avoir de provoquant dans un tel contexte. Il n’en demeure pas moins que cette invention de sens s’avère nécessaire, car elle vêt le doute ou l’ignorance des habits imaginaires de la jouissance, et donc, suppose le désir : c’est ainsi toute la force d’évolution – car le désir est toujours désir de connaissance, de l’autre à travers soi, de soi à travers l’autre, quels que soient les millénaires qui séparent le soi de l’autre – contenue dans la démarche contemplative, non tant décriée chez les scientifiques prêts à s’émouvoir efficacement de la beauté d’un phénomène stellaire rare, ou de la structure colorée et équilibrée de notre aile de papillon sous la lentille du microscope.

 

De la contemplation des pierres litées ayant servi à la fabrication des haches, aux couleurs de la pierre, aux états de surface, à la perfection d’un polissage, à l’originalité et à l’équilibre d’une forme inhabituelle d’un manche de hache, à la finesse d’une pendeloque, la jouissance esthétique mène la pensée à l’invention de correspondances, à l’évocation de résonances, de souvenirs vagues qui, le moment venu, produiront des effets de sens : l’intuition restant, par définition, un a priori en attente de sa preuve, preuve en l’absence de laquelle il n’est pas, pour autant, inacceptable de suivre un raisonnement.

 

Ainsi, ce sont pratiques poétiques que l’acte de polissage, de taille, d’abattage, de confrontation avec le paysage, qui libère du temps et de l’espace filmique pour une pensée silencieuse… Le spectateur écoute, le cinéaste entendra peut-être les chants qui occupaient – mais qu’en sait-on vraiment – l’artisan dans ces occupations peu exigeantes pour l’esprit… L’archéologue s’adonne inéluctablement à l’invention des formes de l’invisible, quand il ne sait pas. Mais les considérant comme anecdotiques, il les garde pour lui-même, espérant les soumettre plus tard à l’épreuve de la validation scientifique. Le cinéaste, lui, y perçoit l’avènement du poétique : les représentations mentales, forcément subjectives, de l’archéologue quant à l’usage d’un territoire, c’est le pari de Pascal, pari secret et intime, ici quasi religieux dans ses enjeux, mais qu’il convient que le film valorise, au titre, précisément, de l’intrusion du poétique dans la démarche scientifique, et d’une forme de rejet de l’induction qui supposerait, à la suite de Karl Popper, la précession de la théorie sur le fait.

 

III. Filmer la recherche : un parti pris épistémologique

 

1. Entre scientisme et relativisme

 

Filmer la recherche suppose invariablement la revendication d’un certain nombre de parti pris qui tendent à reconsidérer les outils et méthodes de la recherche. Il va sans dire, comme l’envisageait le cinéaste Jean Painlevé, que le film peut, dans le meilleur des cas, favoriser la découverte. Pour Painlevé, il s’agissait surtout des apports de la technologie de la caméra dans la reconstitution, par exemple, en accéléré, d’une évolution ou d’une métamorphose.

 

Mais plus encore, le film, parce qu’il opère une distanciation et, de surcroît, favorise les mises en relations et les correspondances, parce qu’il délimite, par le cadre, des micro territoires à l’intérieur du territoire, sans pour autant en exclure la présence spontanée (à l’inverse d’un quadrillage de fouilles), également parce qu’il focalise et structure son matériau, à l’usage d’un récit, le film nourrit d’une manière de mise à l’épreuve la méthode du chercheur. Mais que l’on se comprenne : il ne s’agit nullement de proposer l’expérience cinématographique comme l’affirmation d’une pertinence éventuelle de l’anthropologie historique. Aussi bien ce débat dépasse-t-il largement les compétences de l’auteur dans le domaine de l’épistémologie de l’Histoire. Pour autant, l’intrusion d’une pratique artistique, assumée comme telle, dans la démarche scrupuleusement conduite d’un historien suscite quelques interrogations relatives à la duplicité entre scientisme et relativisme, tentations manichéennes venues surprendre tout chercheur à un moment ou à un autre de sa réflexion.

 

Sans doute l’historien gagnera-t-il à se garder de tout ethnocentrisme, dans l’interprétation des civilisations anciennes ayant occupé, avant lui, le même espace géographique. Le cinéma, notamment, peut lui venir en aide, puisque le personnage du chercheur, identifié comme tel, ni ne tient un discours à vocation dogmatique (le cinéaste, maître d’œuvre, l’en empêcherait), ni ne monte l’illusion dangereuse – les précautions en matière de « conseillers scientifiques » dont s’entoure les réalisateurs de telles œuvres sont bien là le témoignage de cette dangerosité – d’une reconstitution qui emporte, d’emblée, la conviction du spectateur. Filmer la recherche ouvre la voie à cette part de relativisme que l’historien ne peut ni ne doit craindre ou rejeter, cette part secrète de la méthode qui a du mal à se dire, et que le film, pourtant, réussit à intégrer.

 

De cette position médiane, le film peut opérer une synthèse et résoudre les contradictions. La légitimité du Je de l’historien, on la trouve dans les mots d’Antoine Prost, lors de sa dernière leçon à la Sorbonne, en 1998, et publiée sous le titre : « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », de l’Universel au Personnel : « En faisant ainsi l’expérience d’autres vies, dans d’autres conditions, l’historien découvre enfin quel homme il est »[6]. Et de poursuivre : « Mais découvrir aussi combien d’hommes différents on aurait pu être tout en restant soi-même est une expérience paradoxale » [p. 10]. Et c’est peut-être ce paradoxe que le film résout, en permettant précisément au chercheur de se savoir multiple, être au monde et « être au temps » - toujours selon Antoine Prost – tout en restant soi-même, et faisant a posteriori l’expérience de cette métempsychose, en comprenant de fait son propre engagement dans une histoire qui le définit, et à laquelle il ne peut échapper – conviction déjà présente, on la vu, chez Christian Servelle, dans sa revendication d’appartenance conjointe au continuum de l’histoire, et à un espace géographique commun.

 

Ce que le film collecte en tout premier lieu, c’est évidemment l’image actuelle, celle précisément du chercheur dans sa tentative de parler l’histoire – c’est-à-dire, non pas parler DE l’histoire, mais surtout, laisser en lui parler l’histoire. Le pari du film, c’est cette analogie possible entre l’image du chercheur, de ses gestes, de ses postures, de ses expériences, avec le discours, d’une part, et l’imaginaire historique d’autre part, dont il est porteur dans son appartenance à l’humanité, en temps et en espace. Il s’agit bien alors de comprendre, de vivre une expérience cognitive, tout en se gardant de transposer dans le passé les modes du présent.

 

2. Le point de vue philosophique proposé par le film

 

Du regard porté sur les dévoilements de l’histoire à l’intuition philosophique des enjeux de la démarche archéologique, la distance est infime, que le film n’a de cesse de combler.

 

Sans aller jusqu’à la tentation de l’approche métaphysique – pour raisonner l’irrationnel et valider le recours aux expressions de l’imaginaire – on voudrait revenir ici sur ce qu’il conviendrait de décrire comme l’incarnation, par le personnage (l’archéologue) d’un monde invisible ; pour mieux dire, l’incarner ne signifie pas le rendre visible, mais simplement possible, l’archéologue n’étant pas à l’image pour manier la preuve, assurer ses convictions, et inscrire la connaissance, mais plutôt pour guider, au sens spirituel, au sens religieux, le spectateur profane parmi les hiérophanies[7] de ce monde rêvé qui semble appartenir au passé, comme l’utopie appartient à l’avenir : c’est dire la complexité de ce rapport entre évocation de l’histoire – à travers la trace, le vestige, le témoignage, l’incarnation – et réalité de l’histoire qui, à l’égal du miracle, ou du phénomène religieux, ne peut, qu’on le veuille ou non, faire l’objet d’une expérience satisfaisante : expérimenter n’est pas éprouver, même si, périodiquement, les chercheurs sont tentés par des reconstitutions qui les mettraient eux-mêmes en situation d’éprouver l’histoire…

 

On peut cependant être sûr que ce type d’épreuve, fondée sur une mise en conditions d’après des principes rigoureusement définis – au moins selon la méthode scientifique – d’analogie, n’égalera jamais l’intuition métaphysique du chercheur, d’appartenir au devenir, accompli et à accomplir, d’une communauté d’hommes qui ont foulé le même territoire, qui l’ont observé, exploré, exploité, transformé, peut-être un temps oublié puis redécouvert… Et que tous ces regards, tous ces gestes se croisent, qu’il faut être voyant pour, en l’instant, sentir se peupler le territoire, s’inscrire les hommes dans le paysage, et leurs allées et venues durant des millénaires…

 

Figure prophétique, le personnage de l’archéologue, élu parmi les hommes, interprète le territoire, donne du sens, ou plus encore, de la parole, aux hiérophanies – c’est-à-dire, par extension, à la trace, au vestige – et, à l’égal du Chamane, lit le monde dans les pierres pour dévoiler tous les possibles d’une humanité invisible, par delà toutes les pseudos ruptures. On pense évidemment au principe d’une communication silencieuse autour du sacré : le film permet de rendre aux silences de l’historien tout le dire qu’aucune parole ne saurait communiquer. Car toute trace qui demeure est forcément sacrée, – on le voit dans la relation spontanée entre les paysans découvreurs – inventeurs ? – des statues menhir dans le Lacaunais, et ces vestiges auxquels ils associent d’emblée une valeur religieuse – le sacré figurant comme le partage d’une valeur subjective, résiduelle dans l’inconscient collectif, attribué à l’objet.

 

De fait, l’approche philosophique met en évidence une posture inconsciente du chercheur : l’implication, dans la méthode même, d’une tentation religieuse que l’archéologue, qu’il devine ou pressente le lien, reste tenu, soit d’éluder, soit d’assimiler à la méthode.

 

3. Le parti pris épistémologique proprement dit

 

Il reste maintenant à préciser en quoi le film peut être envisagé comme expression sous-jacente d’un parti pris épistémologique. Structurant la démarche scientifique d’un historien dont il a fait un personnage, donnant à l’engagement affectif et imaginaire, à la perception irrationnelle et à l’intuition du sacré une prépondérance inacceptable par ailleurs, et confondant quelquefois l’expérimentation avec le rituel – expérimenter paraît souvent, même si ce n’est pas ainsi qu’on le justifie, comme un acte de grâce, une célébration qui rend possible le lien, et fait entrer de la clairvoyance dans la conscience : c’est là une expérience éminemment religieuse – le film oppose à l’approche synthétique d’une histoire globale, régnant par l’allégeance de vecteurs disséminés à l’idéologie puissante et incontestée d’une Ecole qui les fédère, le point de vue d’un homme qui, comme tous les hommes, est avant tout un rescapé de l’histoire ; rescapé face à l’événement que constitue le passage du temps, face à l’inertie de l’ensevelissement. Mais inventeur aussi de l’histoire à venir, histoire de soi-même, en germe dans la conscience du territoire.

 

A travers sa recherche, cet homme nous propose en définitive une vision continue de l’histoire, qui n’est autre, en vérité, qu’une tentative pour reformuler un certain état de l’humanité. Tout en nous attachant à une spécificité de l’approche historique fondée sur un profil culturel et social particulier – le leur en l’occurrence – l’archéologue et le cinéaste affirment, et pas toujours de manière implicite, qu’il pourrait aussi y avoir de science de la somme des points de vue particuliers, non réunis en une synthèse consensuelle, non conceptualisés par les verrous de l’Aristotélisme ou du Cartésianisme, l’individu s’imposant à ce titre au détriment des Ecoles.

 

C’est ce que François Dosse appelle, dans l’ouvrage titre parue en 1987 : L’Histoire en miettes, « Des Annales à la nouvelle histoire ». Deux approches possibles pour ce titre : l’approche historique, constat d’une désagrégation de l’influence des Annales dans la recherche historique ; approche prophétique : histoire comme somme – au sens d’une encyclopédie – de tous les fragments autonomes qui n’en perdent pas pour autant, dans cette agrégation, leur autonomie, ce qui suppose évidemment l’avènement du décloisonnement des sciences et de la pluridisciplinarité. De la discontinuité des approches peut se trouver renforcé, non pas la continuité, mais le continuum d’une humanité aux états changeants, mais liés entre eux par des indices, des traces, des rémanences subtiles, microcosmiques, peut-être quasi imperceptibles, mais aussi par des liens irrationnels, supposant la pertinence des notions telles que celle d’ « inconscient collectif » (C.G. Jung, L. Bachelard), l’intuition du sacré (M. Eliade), l’inconscient religieux, la force de l’imaginaire (H. Corbin, G. Durand). Il appartient à l’archéologue, historien et géologue, mais aussi, ethnologue, sociologue, anthropologue, de les repérer pour leur permettre de remonter à la surface, tout en souhaitant, et c’est en ce sens qu’il y a moins de pérennité dans le dévoilement que dans l’incarnation, qu’il en paraisse le moins possible – éthique paradoxale de tout archéologue, ce qui le distingue, entre autre, de l’amateur passionné !

 

Conclusion

 

L’expression audiovisuelle désigne comme auteur du film celui qui porte, de son écriture à son montage, le projet cinématographique. L’expérience de réalisation proposée par le film Regain de taille réoriente dans le sens du partage de la fonction d’auteur la problématique initiale : Filmer la recherche.

 

Entre l’auteur absent du film sur la recherche, ou du film scientifique, à la présence massive des « conseillers scientifiques », stars de la recherche intervenant comme caution, garante de la méthode et de LA vérité historique, au générique du genre à la mode qu’est le docu-fiction télévisuel, le cinéma fait une place inespérée à cette utopie de la nouvelle posture : une dialectique d’auteurs, l’un cinéaste, comme on l’a vu, auteur du projet, de la sollicitation, d’un parti pris esthétique bien sûr, mais aussi éthique, voire philosophique dans la conduite d’une réalisation qui s’apparente de près à l’œuvre en devenir de l’autre auteur, celui dont on dit déjà qu’il est un inventeur, l’archéologue historien, auteur de sa propre recherche, qu’il porte en lui, incarne et protège, la soumettant à ce regard complice, dont il sait désormais les attentes.

 

La créativité en forme de flux croisés, voilà le sens du projet ! Filmer la recherche, c’est la rencontre de deux mouvements de même sens, en quête perpétuelle de synchronie, de complémentarité et d’échange. Le cinéaste ne peut en effet demeurer étranger ou distant, en face de la nature si profondément organique du lien entre la recherche et son auteur. Ou bien alors, ce n’est qu’un protocole ! Le cinéaste, à plusieurs titres, est à l’écoute du chercheur : d’abord, en tant qu’il l’est aussi lui-même, bien sûr, et qu’en amont de toute décision à prendre, de choix à engager, de formulation à ordonner, il y a un questionnement préalable qui réoriente sans cesse le projet ; mais aussi parce que le cinéaste reçoit dans la plus incroyable proximité – le casque audio sur les oreilles – la parole du chercheur, faite, au-delà des mots, d’intonations, d’hésitations, de non-dits, et de silences : le cinéaste doit aussi entendre ce que le chercheur ne dit pas ! Ou qu’il dit quelquefois, comme une mise en danger, un écart vers l’abîme, précisant que cela, il ne faut pas l’enregistrer, alors que la caméra tourne, le sachant, cet aveu dénié, alors même qu’il se dit, le chercheur en a besoin pour interrompre périodiquement cette tension au personnage, et se réhabiliter en tant qu’auteur. Les mondes de l’archéologue, invisibles et silencieux… Entendez le paradoxe de l’outil visant à les représenter ! Mais n’est-ce point là aussi le paradoxe de toute posture créatrice, que de traquer l’invisible au travers de ses résonances, dans la conscience imaginaire, grâce à la capacité de l’être à vibrer, à s’émouvoir, à cumuler et à hiérarchiser de la mémoire… ? L’histoire trouve, avec l’historien, le relais perpétuel pour mettre à l’abri de la rupture, la pulsion de vie. L’histoire, à travers l’historien, investit l’organique, générant une réactualisation qui reste sans limite. N’est-ce pas là, déjà, parler du religieux ?

 

notes

 

[1] Cf. Jean PAINLEVE, « La Castration documentaire », in Les Cahiers du cinéma, n°21, Octobre 1947.

[2] Dans une lettre écrite à Jean Painlevé par Henri Langlois, le 12 août 1954.

[3] Jean PAINLEVE, « Cinéma et recherche », Conférence pour le Palais de la découverte, Paris : Les Documents cinématographiques, 2006.

[4] Fernand BRAUDEL, La Méditerranée, Paris : Armand Colin, 1976, t.1, p. 17, [préface à la 1ère édition, 1946]

[5] Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Paris : Armand Colin, 1979, t. 1, p. 495.

[6] Antoine PROST, « Comment l’histoire fait-elle l’historien », in Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol. 65, n°65, p. 3 – 12, année 2000.

[7] Hiérophanies : Selon Mircea Eliade (on se reportera notamment au texte : Le Sacré et le profane, Paris : Gallimard, 1965, coll. « Idées », n° 76), les hiérophanies sont des manifestations de l'invisible dans le visible. Toujours selon le mythologue et historien roumain, toutes les religions (ou traditions religieuses) se fondent sur un ensemble de hiérophanies, depuis la plus simple — la pierre ou l'arbre sacré — jusqu'à la plus haute, la manifestation de Dieu Lui-même dans le monde : l'Incarnation du Verbe.

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