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de victor erice au cinéma de la movida
« Au bout de la rue, la route est encore longue »
Par Pierre Arbus
Conférence donnée à l'Université Mac Gill de Montréal le 18 septembre 2008
"Rues et routes dans le cinéma européen"
En 2006, Alain Bergala eut l’idée d’un rapprochement épistolaire entre deux cinéastes de l’initiation[1], du chemin vers l’assomption et l’affirmation de l’être au monde dans des sociétés aux cultures et aux fondements séculaires, mais impliquées momentanément dans un cycle d’instabilité ou de rupture apparente du continuum imaginaire : l’Iran d’Abbas Kiarostami, et l’Espagne franquiste de Victor Erice.
Si l’on ne présente plus les rues, routes, chemins sinueux de Kiarostami, depuis Le Pain et la rue, jusqu’à Road, son dernier opus, le cinéma – rare – de Victor Erice est sans doute moins connu, mais tout aussi essentiel pour la place qu’il occupe dans les représentations de l’Espagne franquiste et post franquiste de 1938 à 1983.
Son premier film, El Espiritu de la colmena – L’Esprit de la ruche – réalisé en 1973, soit 2 ans avant la mort de Franco, et dont l’action est située « quelque part sur la meseta castillane, vers 1940 », est une œuvre déterminante dans l’Histoire du cinéma Espagnol. Comme dans son deuxième film (El Sur, 1983), routes et rues y figurent des propositions antagonistes dans le cheminement identitaire de deux petites filles (Ana Torrent, dans El Espiritu et Sonsoles Aranguren / Iciar Bollain dans El Sur), au sein d’un peuple divisé qui ne communique plus : la route comme représentation du continuum imaginaire menant à l’idéal – idéal politique, sans doute - d’une individualité accordée, dans l’avenir, au collectif social – l’arrivée du cinéma ambulant dans El Espiritu, la route bordée de platanes où se joue un épisode de l’initiation de la fille par le père, dans El Sur – et la rue comme lieu des liens brisés entre voisins, entre époux ou parents, lieu du silence ou de l’égarement, rues de ville ou de village, anciens théâtres des conflits fratricides dont l’Espagne a longtemps porté la marque.
Route/Continuum et rue / rupture, l’hypothèse serait celle d’une Espagne, défaite cycliquement dans la rue, mais se construisant, continument, tout au long de ces routes droites, bordées de terres vierges où tout reste à bâtir : il n’y a pas de rupture entre l’Espagne franquiste et la modernité, portée, entre autre, par le cinéma de la movida (Almodovar, Bigas Luna, mais aussi encore Gutierrez Aragon, Carlos Saura…) ; ce sont les rues, bornées, obscures et médisantes, qui s’ouvrent enfin, et se prolongent en routes, lumineuses, nourricières et porteuses de tous les projets d’un avenir, sinon radieux, du moins à nouveau possible, comme le cinéma peut l’écrire, comme celui d’Erice l’annonce… Le grand rêve libertaire de l’Espagne !
[1] Exposition Victor Erice / Abbas Kiarostami, Correspondances . [http://www.centrepompidou.fr/Pompidou/Manifs.nsf/0/4794DC37B5ACD744C12571B60050103E?OpenDocument]
Introduction
La guerre civile en Espagne ne s’est pas achevée à la date officielle du 1er avril 1939. Outre une répression sévère et meurtrière qui a duré jusque vers 1968, date de la dernière amnistie de Franco, c’est une crise des consciences et du vivre ensemble qui a relégué le pays au silence et à l’inertie. L’Espagne a connu elle aussi, pendant près de quarante années, la torpeur des années de plomb, et nul projet d’avenir n’eut été susceptible de contrarier cet attentisme un peu honteux qui, pour partie, s’est accommodé de la dictature et du semblant d’unité et d’apaisement qu’elle a déclaré incarner dans sa propagande.
Sur la fin du régime franquiste, à partir des années 60, vont émerger quelques cinéastes qui livreront, en dépit de la censure, une représentation accablante de l’état moral et psychologique de l’Espagne sous la dictature vieillissante du Caudillo. Entre 1973 et 1976, quelques œuvres majeures s’imposeront à l’Europe entière, parmi lesquelles l’inoubliable Cria Cuervos, de Carlos Saura – sorti en 1976, soit, un an après la mort de Franco – et le premier film de Victor Erice, en 1973 : El Espiritu de la colmena.
Venus tardivement pour évoquer une Espagne en perdition ou l’ennemi, sans cesse, continuait de guetter au coin de la rue, ces films ont résumé avec force et sur une période d’à peine 10 ans, à la fois le donné et le possible d’un quotidien problématique que les représentations de la rue ou de la route exacerbent, notamment chez Erice. En très peu de temps, fut révélé un monde crépusculaire, enlisé dans la brutalité silencieuse d’un masochisme morbide, et dans le culte hypocrite de l’abstinence à tous égards, en même temps que les promesses portées par ces enfants du franquisme, qui traceront d’autres routes, et emprunteront d’autres chemins.
Il sera vu, dans le cinéma de Victor Erice, un préambule à la modernité engagée ultérieurement par le cinéma de la movida : le régime franquiste ne fut pas une rupture, mais une phase critique dans le continuum qui devait mener l’Espagne au progrès social et à la démocratie. Ouvrir et élargir la rue, prendre la route pour continuer le voyage, c’est un peu le sens de ce cinéma rare, à la découverte duquel l’on voudrait convier.
I. Guerre d’Espagne : l’ennemi est au coin de la rue
Du frémissement révolutionnaire à la guerre civile.
Les causes d’une guerre civile sont toujours infiniment complexes, et la guerre d’Espagne ne saurait se résumer à un affrontement idéologique entre l’aspiration à une république bourgeoise démocratique, et la dictature fasciste. Le régime franquiste opposa ultérieurement, dans sa thèse officielle, l’Espagne authentique, au communisme athée. Conflit civil, certes il le fut avant tout ! Mais outre les participations étrangères comme préambule à la seconde guerre mondiale, il y eut à l’origine, des causes sociales liées à l’histoire même de l’Espagne.Un frémissement révolutionnaire, hésitant entre la voie légitime – les urnes – et la voie militante lorsque les conservateurs en refusaient le verdict, une volonté d’engager le pays dans le sens du progrès social, de l’alphabétisation, du partage plus équitable des richesses, et d’un terme à la misère. L’esprit militant d’avant-guerre, c’est celui de Bunuel dans Las Hurdes (Terre sans pain -1933), qui dénonce l’état lamentable des populations rurales tout autant sur le plan matériel qu’intellectuel et culturel.
Et si, dès la fin de la dictature de Primo de Rivera (en 1930), la révolte gronde, l’instauration de la IIème république en 1931 est une provocation inacceptable pour les possédants.La montée en puissance des communistes et des anarchistes, leurs participations aux luttes sociales et aux insurrections, radicalisent l’opposition conservatrice. Et l’élection légitime d’un Frente Popular en 1936 marque un paroxysme dans l’exacerbation conjointe d’une lutte des classes et d’une guerre de religion, selon la formule de Bartolomé Bennassar. La guerre apparaît comme le moyen de prendre de vitesse la révolution, et de contrarier brutalement toute velléité à l’équité et à la justice sociale.
D’autant que, dans le camp d’en face, l’activisme révolutionnaire n’avait probablement rien de paisible ou d’idyllique. Cependant, il convient de noter, comme le rappelle Bennassar, un certain nombre de tentatives libertaires de collectivisation, utopies avérées ayant perdurés quelques mois dans un bon millier de communes entre 1936 et 1937. Ce fut là une révolution sans précédent dans toute l’Europe, entièrement passée sous silence, tout autant par le régime franquiste – ce qui n’est guère étonnant – que par l’opposition républicaine en exil. Et c’est aussi l’un des sujets abordés par le film de Ken Loach : Land and freedom, qui déclencha controverse et incrédulité lors de sa sortie en 1996.
La rue, espace emblématique du conflit.
Une fois posée cette mise en garde quant à la simplification idéologique de la nature du conflit, on aura compris qu’il y avait à l’intérieur d’un même camp des oppositions historiques particulièrement violentes, entre socialistes partisans de la négociation, communistes inféodés à Moscou, anarchistes, adeptes des méthodes radicales d’une part, entre Carlistes-royalistes, et phallangistes-fascistes, d’autre part. Comme dans toute guerre civile, on ne sait même plus si Dieu lui-même y reconnaitrait les siens… Sans doute, les idéologies ont-elles fini par prendre le dessus ; mais une idéologie n’est que la conséquence d’une expérience vécue individuellement par une communauté d’homme, et ancre ses racines dans un pragmatisme qui a quelque chose à voir avec le quotidien des relations humaines. Précisément, en raison de sa géographie austère et inhospitalière, l’Espagne a toujours rendu problématique l’établissement des activités humaines sur son territoire. Son développement et la survie de ses populations s’est toujours appuyé sur une structure communautaire : l’habitat est groupé, les villages revendiquent chacun une autonomie et une identité forte, et l’organisation du pays procède d’une forme de fédéralisme, en tous cas dans les mentalités.
De fait, rien d’étonnant à ce que cette promiscuité, aux relents de consanguinité avérée, ait pu nourrir et entretenir des tensions séculaires, des haines anciennes, et une méfiance congénitale de chacun envers tous, et de tous envers chacun : dans la rue, il y a des yeux et des oreilles, et c’est une coutume méditerranéenne de prendre à témoin le voisin, dont on fera, quelques mètres plus loin, un prochain sujet de médisances. La rue fut, durant cette guerre, le théâtre d’événements sanglants : batailles, guérillas, massacres, exécutions… Mais elle en fut aussi la cause : l’ennemi est toujours au coin de la rue ; il est celui que l’on a surpris en conversation avec le curé, celui qui fréquente la fille d’un anarchiste… Il est encore cet élu socialiste accusé de négocier avec la Guardia Civil, ou de s’être opposé à l’exécution d’un cacique : « Il y eut bien, face à face, deux volontés d’extermination, l’une plus organisée, c’est vrai, l’autre plus instinctive, l’une et l’autre exacerbée ! », écrit Bennassar (, p. 110). Vengeance, volonté d’extermination s’expriment de part et d’autre de la rue, qui sert à la fois de lieu d’exposition et de lieu de dissimulation.
Un imaginaire ancré dans le réel.
Expérience douloureuse que ces conflits civils ou l’imaginaire de la violence et de la destruction s’enracinent dans le quotidien : le mur d’en face, criblé des balles des dernières exécutions, la ruine des récents bombardements, les familles, jadis connues ou fréquentées, aujourd’hui décimées, au motif d’une dénonciation arbitraire et infondée… Sous les yeux, au quotidien, le spectacle de la ténuité et de l’éphémère, de la brutalité et de la haine de celui dont on fut, sinon l’ami, du moins un interlocuteur occasionnel.
Contrairement à toutes ces guerres où l’on s’en va, la fleur au fusil, pour en découdre avec un ennemi historique, totalement fantasmé, un ennemi mythique et la mythologie qui l’accompagne, mais un ennemi que l’on est surpris de découvrir face à soi, humain, jeune, souffrant, en somme un autre soi-même - c’est l’Allemand pour le Français, en 1914 ou en 1940. Là, moins de haine que d’orgueil, et toute l’arrogance du triomphalisme dont les représentations imaginaires sont encore de l’ordre du romanesque - la guerre civile suppose une haine pragmatique, l’expression d’une – une tradition de la vengeance en Corse. Ce ne sont pas des hommes enrôlés qui partent au combat, c’est le combat qui vient à tous, jeunes ou vieux, femmes et enfants. Nul besoin de prendre la route, la rue est pourvoyeuse d’ennemis, d’adversaires ou d’alliés.
Cet imaginaire de la guerre, les Espagnols l’ont encore sous les yeux aujourd’hui. Il est, de ci, de là, une réalité pour ainsi dire vicinale, par la présence de ruines, à l’exemple du village de Belchite, dans le sud de l’Aragon. Le village a été reconstruit tout à côté, et les habitants ont conservé sous leurs fenêtres cette relique, ce mausolée sinistre et mortifère qui servit à la propagande franquiste comme contre exemple à Guernica, pour illustrer la barbarie des rouges.
II. Le cinéma de Victor Erice : le donné et le possible
Vocation initiatique d’une représentation de l’après-guerre.
L’après-guerre en Espagne a duré près de 30 années, au moins jusqu’en 1968, date de la dernière amnistie de Franco. Répressions, dénonciations, exécutions, ont caractérisé un régime de terreur qui n’a pas manqué d’exacerber au fil des ans les haines vicinales. Victor Erice est un réalisateur espagnol né en 1940, dans le Nord de l’Espagne. Franco est déjà au pouvoir, et l’Espagne entre dans une période d’immobilisme qui durera près de quarante ans. Il est l’auteur de trois films, de courts et de moyens métrages. C’est en 1973 qu’il réalise son premier long métrage, Le film raconte l’histoire d’une petite fille qui découvre, en 1943, dans un village de la Meseta, le film de James Whale, Vivement impressionnée, elle s’approprie la mythologie du monstre, dont on devine les renvois métaphoriques à la situation politique, pour en faire un sujet d’accompagnement sur la voie de la résistance et de l’accomplissement, dans un environnement qui semble, la priver d’avenir.
Ce que le film donne à voir, c’est cette forme de séparatisme résiduel entre les êtres. Il convient, pour une enfant née en 1938, de s’en protéger. La problématique est assez semblable dans le second film de Erice, , réalisé en 1983 : dans les années 50, en Espagne, une petite fille, Estrella, tente de construire avec son père une relation simple et prometteuse, à l’abri des poisons de la mémoire ; cette mémoire qui, précisément, laboure la confiance et rend les êtres prisonniers de leur conscience morale et de leur culpabilité. Honte et humiliation, ce sont les armes de la dictature, dont les enfants doivent être préservés, et c’est le combat intérieur que mènent ces deux petites filles dans les deux films d’Erice, pour inventer l’avenir, l’avenir d’un nouveau rapport au monde, et d’une nouvelle approche du « vivre ensemble ».
Coexistent, dans les deux films, des espaces diversement signifiants, selon le point de vue. Il y a l’espace du donné – en l’occurrence, la rue –, c’est-à-dire, celui qui manifeste l’état d’une société maltraitée par la guerre, et l’espace du possible, la route, dont on fait une ouverture, un chemin à prendre, sans véritablement savoir où il va mener. C’est à ce titre que l’on peut parler de vocation initiatique des représentations de l’après-guerre dans les deux films d’Erice.
La rue, lieu de mémoire et espace problématique
Puisque la rue fut le théâtre des conflits, elle devient dans l’après-guerre, un lieu de la mémoire et de la représentation des relations problématiques entre les êtres. Dans le village d’Hojuelos, seuls les enfants brisent le silence de la rue. Une rue qui, autrement, n’est peuplée que de la présence de quelques êtres immobiles, dépités, et du son hors champ du film de Whales, projeté dans la salle commune. C’est aussi le lieu de la non-rencontre, entre la mère d’Ana qui revient de la gare, poster une lettre à un ami/amant exerçant dans la croix rouge française, et le père, de retour du rucher, lequel n’échange aucun mot avec les habitants de la rue. On ne fuit pas la rue, on s’y tolère seulement, on y vaque, dans la splendide ignorance de la présence de l’autre, comme si la rue était soudain devenue le révélateur de l’étrangeté, à la fois, et paradoxalement, le lieu de l’insécurité et du spectacle de l’insécurité.
Au contraire, ce sont les enfants qui en prennent possession, mais pour y passer et non pour l’habiter, notamment en allant à l’école : contraste notable, évidemment, que ce côte à côte juvénile dans un espace jusque là réservé au face à face de ces regards, de ces visages sans illusions et sans espérance. Car le silence est pesant. Il répond en partie à l’absence de communication qui étouffe le quotidien d’Ana : ni le père et la mère entre eux, ni le père avec les enfants n’échangent plus que nécessaire. Dans El Sur, la rue est à la fois le lieu de l’errance et de la confrontation silencieuse avec le père. Parce que dans la rue, il y a aussi le cinéma, elle opère comme un révélateur. C’est dans la rue qu’Estrella observe son père, découvre dans la vitrine du cinéma la femme qu’il a aimé et qui le hante encore… Dans la rue s’invite le passé, pour s’enliser aussitôt, comme une menace de rupture de la simplicité et du bonheur désiré par Estrella… Au cinéma, combien de femmes ou d’hommes découvrent dans la rue qu’ils ne sont plus uniques !
Mais la rue dit autre chose : c’est le poids et l’obsession de la mémoire. D’ailleurs, la rue a continué de menacer le régime, au moins jusqu’au 5 février1960, date de la mort du dernier des frères Sabate, guérilléros libertaires activistes. Francisco Sabate, blessé au pied, fut tué par un garde civil, alors qu’il s’était réfugié dans une ferme après avoir sauté d’un train. Erice a repris la mort de Sabate, dans El Espiritu, avec l’histoire du soldat auquel Ana vient prodiguer ses soins dans la bergerie abandonnée. Une fois encore, la référence à la rue ne fait ici aucun doute.
La route : un possible encore ancré dans l’imaginaire.
A la représentation du donné, le cinéma d’Erice adjoint l’esquisse quasi graphique d’un possible, d’une promesse d’avenir, à l’horizon de ces routes, rectilignes ou sinueuses qui ponctuent le déroulement narratif de ses films. Qu’il s’agisse d’une route « quelque part sur la Meseta Castillane », menant à Hojuelos la fourgonnette du cinéma ambulant et les images du Frankenstein de James Whales ; ou qu’il s’agisse de la route empruntée par Teresa vers la gare, une autre voie vers tant de possibles imaginaires – à commencer par la destination de la lettre : Nice, France – la route ébauche le mouvement vers, dans un acte rituel – l’idée renvoie ici à la répétition du motif de la route bordée de platanes dans El Sur – qui célèbre la linéarité et le tracé à l’infini, lorsque la rue ne propose rien d’autre que le choc frontal et la mémoire du conflit.
La route, c’est non seulement la possibilité de l’ailleurs – la France, le Sud – mais aussi celle de l’autre – un ami/amant, quelque part du côté de Nice, un visage aperçu derrière la vitre du train, une actrice aimée, un père nouveau pour Estrella, un père comme avant… Mais cet ailleurs, ou cet autre, le cinéma d’Erice ne fait que le supposer, la chronologie diégétique ne l’autorisant pas encore : nous sommes en 1945 dans El Espiritu, et dans les années 50 avec El Sur. Comme s’il s’agissait de défricher en attendant un cinéma ultérieur qui nommera et donnera du corps – corps problématique, on le verra avec Almodovar – à ces possibles envisagés.
Quoi qu’il en soit, la route donne de l’aise : elle est empruntée, sans gêne ni remord, parcourue en son milieu, ou faisant comme une haie d’honneur avec les platanes qui la bordent, et dont la physionomie change avec les saisons… La route est protectrice de l’intimité, de la complicité, de l’amour. Quelquefois même, elle n’a pas de tracé, signalée seulement comme nécessaire par une errance, fantasmée ou vécue : c’est ainsi le cas dans El Espiritu, où la petite Ana a vocation à inventer des chemins nouveaux dans une société totalement centripète, comme s’il s’agissait d’anticiper l’idéal imaginaire d’un aménagement du territoire. Aller vers l’ailleurs, aller vers l’autre : le soldat ou le monstre, l’ancien ennemi apprivoisé, pour se libérer surtout de l’emprise vicinale, de l’oppression, de l’agression frontale de la rue.
III. Route / continuum, et Rue / Rupture
La rue comme représentation du continuum.Il est toujours aisé, dans une mise à distance des périodes les moins glorieuses de l’histoire, d’en décrire les événements en terme de rupture. C’est une approche relativement opportuniste car elle permet d’écarter la question de sa propre responsabilité, et tend à donner du présent une vision idyllique, comme pour opposer la modernité, démocratique, pacifiée, toute remplie d’une sagesse définitive acquise au fur et à mesure de l’expérience historique, avec un archaïsme guerrier dont on reconnaît qu’il a pu, jadis, sévir dans nos pays, mais que l’on ne voit plus aujourd’hui s’exprimer que dans des civilisations lointaines.
Rupture radicale, pourrait-on dire, entre le IIIe Reich et l’Allemagne démocratique, entre la collaboration et la République Gaullienne, entre le franquisme et l’Espagne d’aujourd’hui… Pourtant, à la dimension de l’humanité, l’Histoire n’est pas cyclique, elle est un continuum constitué de moments critiques, relativement à une morale universellement partagée et exclusivement revendiquée par toutes les idéologies et leur contraire… Pourtant, ce sont ainsi en Espagne, toujours les mêmes hommes, la même culture, le même territoire entre 1930 et aujourd’hui ; Comme une incise ou, mieux, une subordination au sein d’une même phrase, le régime franquiste a stoppé net le développement de l’Espagne, relativement aux autres pays de l’Europe occidentale, mais l’histoire ne s’y est pas interrompue pour autant.
Pas plus que les rues ne se finissent en impasse – et encore, l’histoire continue dans les ghettos ou dans les villes assiégées – ces moments ont aussi participé d’une évolution vers un présent singulier. Sous Franco, la rue est silencieuse : lieu de sédentarité et de dénonciation, lieu pour voir et être vu, et où le face à face, désormais, confine à la tragédie. Dans la rue s’insinue le passé, se développe une solidarité qui, dans son ostentation, peut être toujours suspectée de méfiance ou d’intrigue de l’un vis-à-vis de l’autre, à l’exemple de ces taupes qui ont vécu près de 30 années dissimulées dans un placard ou dans un grenier, cachées de la rue d’où aurait pu, à tout moment, venir le danger. C’est là, la dérive possible d’un mode de vie typiquement méditerranéen, et par ailleurs, infiniment séduisant…
Erice, une transition vers la modernité
Du face à face au côte à côte, la transition nous est offerte par la dernière image du film de Chaplin, Les Temps modernes, image symbole d’une résistance, et d’une quête de fraternité, d’amour et d’avenir dans un monde d’affrontement. Pareillement, on l’a vu, le cinéma d’Erice montre la voie, ouvre l’espace par une linéarité sans fin, sans pour autant désigner aucun but. Le relais sera assuré ultérieurement par le cinéma de l’après-franquisme, cette période que l’on a appelé : la movida, et dont le cinéma d’Almodovar est un peu l’emblème. Les films d’Almodovar construisent de toute pièce une représentation fantasmée de la modernité en Espagne.
On y décèle cependant la mise en œuvre d’une géographie narrative ancrée dans une réalité sociologique propre au mode de vie de l’Espagne contemporaine : la coexistence d’une vie citadine, exubérante jusqu’à l’outrance, et la mémoire incarnée – par un parent, une tradition – de l’origine rurale et de la route qui y ramène : route âpre, contrastée, comme s’il s’agissait de rappeler le continuum, de reconnaître et d’assumer le passé, l’histoire collective. C’est d’ailleurs une tendance récente chez Almodovar qui n’apparaît pas dans les premières œuvres. Etre moderne, c’est alors prendre la route pour revenir vers ce qu’un jour on a fuit, le jour ou, précisément, à l’unique rue du village, oppressante, frontale jusqu’à la douleur, on a pu préférer le labyrinthe des rues anonymes et surpeuplées des grandes cités. De fait, la rue s’ouvre, et les façades tombent… Mais la movida, ce n’est pas pour autant une rupture, elle s’inscrit parfaitement dans le continuum d’une évolution, passé, depuis 1980 à la vitesse supérieure, et initiée ponctuellement durant les années de plomb.
Prépondérance de la problématique Rues / routes en Espagne
Sans doute en raison d’une géographie complexe et d’un profil inhospitalier, il existe en Espagne une réelle problématique des rues et des routes. Organisée en villages, eux-mêmes reliés par des routes qui traversent des espaces déserts ou des territoires escarpés, le pays a privilégié d’emblé cet axe de développement dès son entrée dans la Communauté Européenne. Le réseau routier, ancien et délabré, fut alors modernisé, et la grande majorité du réseau secondaire et des rues de villages ont pu être bitumés. A ce titre, et jusqu’aux années 80, les rues et les routes en Espagne étaient encore un monde de boue et de poussière…
C’est encore un leitmotiv, dans un pays où, en raison de la chaleur, du peu d’ombre, des distances, d’un habitat essentiellement groupé, le républicain qui barrait les rues des villages pendant la guerre civile s’est transformé en une invitation à la migration perpétuelle – les Espagnols voyagent beaucoup dans tout le pays, au quotidien ou pendant leurs vacances, et le réseau routier principal est aujourd’hui excellent. La route a été sans doute un élément de pacification, elle a permis de renouer avec les lieux de l’origine, de l’histoire familiale qu’on ne visitait plus. La route est salutaire, et l’on est frappé de voir à quel point transite par la route toute la mémoire de l’Espagne. C’est à l’aune de cette réconciliation problématique que pourrait être lu le film de Pedro Almodovar : , dont le titre est à lui seul un programme.
Conclusion
Tous les pouvoirs politiques ont été confrontés à un moment ou à un autre à la force d’insurrection de la rue. Haussmann en a même transformé radicalement la physionomie de Paris. Mais si la révolte gronde, la répression y est d’autant plus favorisée que la rue est aussi un observatoire où sont exacerbées toutes les haines familières, toutes les amertumes, toutes les jalousies… Routes et rues jouent un rôle dans tout le cinéma espagnol, au titre même de l’importance qui est la leur dans le développement culturel, social et économique du pays.
Mais la rue est paradoxale : arpentée, fréquentée, désirée, elle met en danger l’intimité et l’ouverture à l’autre : de ce face à face étouffant et sans tiers, ne résulte quelquefois qu’un insipide piétinement. La géographie et l’aménagement du territoire en Espagne, à la fois conditionne et est conditionnée par la pensée politique, dans un mouvement qui ne doit rien au hasard. Leur convocation dans le cinéma raconte l’histoire et les espérances d’un peuple attachant en quête perpétuelle d’utopie… Au bout de la rue, la route est encore assez longue.