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coplas amargas, en memoria pedregosa - guerre civile, espagne, belchite, aragon, désert
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COPLAS AMARGAS

en memoria pedregosa

Un chant d'hommage aux victimes

de la bataille de Belchite.

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(mot de passe d'accès à la vidéo : Belchite)

 

fiche technique

32 mn / N&B

narrateur : jean-michel hernandez / réalisation, prise de vue, montage, partition sonore : pierre arbus / coloriste noir & blanc : thierry saint-paul / prises de son : marie-pierre thomat

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BELCHITE 1936

La ligne de front pour la conquête de

Zaragoza passe par ce village d'Aragon

qui sera le théâtre d'une des batailles

les plus sanglantes de la

Guerre d'Espagne.

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#1

 

L’Aragon désert autour, espace vide, vent, soleil ou froid, désolation et solitude : un coin de mort posé là-bas. Terre de dépit, où l’horizon frileux ne s’invente jamais comme présage de l’ailleurs, où les puissants charniers de traces minérales, de corps graveleux, comme les restes d’une épopée séculaire, menée par d’invisibles démons qui ont, de leurs membres informes, sculpté, ébréché, élaboré des abîmes parmi ces plateaux et ces monts, s’écroulent lentement, emporté par les brûlures, les glaciations et les effondrements.

 

C’est un désert qui geint la nuit au souffle des vents mauvais, et tout le jour à l’incandescence de la rumeur solaire, un désert égaré, autrefois l’écrin limoneux d’une terre Maure, mais dont la plainte a toujours exhalé l’haleine du vivant, de la résistance opiniâtre à la tyrannie du vacant. Désert gemme, encore, calcifiant, cristallisant dans les nuances roses d’une aragonite fluorescente, a quelque degrés kelvin des teintes de l’enfer…

 

Ailleurs, quelques dépressions lagunaires, lacérées par la rétractation de matière sous l’effet conjugué des variations de températures et du sel, ce sel, orphelin de l’onde, oublié sans doute, comme le germe envahisseur d’un très vieil océan qui, dans son errance paresseuse, s’est allégé de ce fardeau qui, par suite, a pris corps, goût et usage. Là-bas, des restes d’enclos, de pâture, des trajets de transhumances, des socles bâtis pour la respiration, où l’homme, dans sa conquête supérieure, sa franche exaltation pour le territoire, a insinué quelques ancrages, quelques lieux d’une genèse humble, d’une expansion et d’un rayonnement pénétré de sagesse.

 

Pourtant, il y a ce coin de mort posé là-bas, ce coin que la distance ne laisserait surgir que comme une évidence silencieuse, un mausolée de la fatalité. Plus rouge encore que la terre qui comprime ses ancrages, c’est la ruine qui flanche, à peine soutenue, dans son aliénation, par la mémoire minérale d’une démence sans cause, sans frontière, et sans légitimité.

 

#2

 

C’est un village, un village, là-bas, qui surgit à fleur de la poussière jaune, s’étend à la surface d’une terre sans compassion, à la base d’un ciel où s’agglutinent toutes les âmes dérobées et enfuies, ici et ailleurs, tous les instants incarnés de la souffrance, les plaies des chairs meurtris, irriguées par la haine ou par la foi d’un idéal qui a du oublier le pouvoir de l’enfant quand il devient un homme, et le temps que l’enfant a mis à devenir un homme.

 

Village monument, mais monument à quoi ? Aux morts, à la guerre, au souvenir, à l’exemplarité, à la chute des anges, aux troupeaux disséminés des parturientes de Satan, celles qui sans savoir, sans tout connaître, comme un mûrissement dans les matrices chaudes de leur vivante éternité, ont enfanté des serviteurs de la concupiscence et de l’envie. Appareillée, la ruine se tient toujours debout, stable, ancrée…

 

Elle plaît à tous, à ceux qui l’examinent, remplis de ces regrets miséricordieux, de ce chant intérieur mêlant à la sagesse froide la triste et grinçante incantation du pardon. Belchite est comme une station sur un sentier de pénitence. On la sillonne, se laisse étreindre entre les murs de ses ruelles émaciées, de ses façades lézardées que menace l’effondrement.

 

La pause est sereine, un peu désincarnée, sans doute, de ce présent invisible et enfui, hanté si consensuellement, par le fracas devenu inaudible des charpentes qui se rompent, et des corps tombés parmi la souillure minérale des rues. De la fureur oubliée, simplement matière à de l’évocations sans image, comme un ilot de raison dans un désert de sens… Alors, il nous faut raconter peut-être…

 

#3

 

Les sifflements des bombes laissaient une sensation un peu inexpliquée, lorsqu’on imaginait, l’aube venant, ces corps, comme des ponctuations dans un chaos fumant, aux postures sans cohérence, ni allongés, ni assis, mais désarticulés, inversés, brisés par le côté des flancs, jambes enroulées autour de l’abdomen, bras dispersés, visage liquéfié s’écoulant comme un filet rare parmi la poussière des ruines, d’épaisseur et de teinte désespérément élémentaire.

 

Une lumière à peine diurne infligeait à ces fragments atomisés une évidence terrifiante, celle de la préséance et de la tyrannie de la putréfaction, comme la destinée d’un monde qui, continument, nourrit de chair dissoute l’impérieuse volonté de répandre partout le vivant. Comme une scène redondante, un épisode de l’amer combat que se livrent, temps après temps, siècles après siècles, les clans et les communautés qui ancrent à des profondeurs inégales tous les fondements égoïstes de leurs étroites revendications.

 

C’est le tableau de la douleur absente, de la mémoire convenue, déliée de toute tuméfaction, de toute altération organique, la couleur même du passé n’ayant plus rien d’une matérialité vraisemblable parce que présente – au demeurant – sous les yeux, et que le présent, toujours sans conscience, nous est inconsistant, hélas ! Interminable disgrâce…

 

#4

 

L’église détruite, impression de vertige, ses arches debout, défi de l’architecture. Les équilibres sont nus, aucune épaisseur de liens n’a résisté entre les empilements de blocs qui fondent les structures. Des percées de toitures, des lignes d’arches vacillantes laissent entrer le ciel, et toute offrande s’engouffre, de pluie, de vent, de neige, de feu, dans des sonorités grêles, ardentes, frissonnantes, gelant les brins de la survivance organique, qui se régénèrent en cycles faméliques et chétifs.

 

Quelques masses tourmentées, églises fastes, ou donjon ascétique, ont des façades à vif, loques minérales, de cette terre d’ocre, sol d’Aragon friable qui se dilue en boue dégoulinante et s’amalgame peu à peu à l’érosion de la mémoire comme un souffle d’air qui balaye les déserts. On accède à ces hauteurs délabrées comme par l’assaut d’une inconsciente audace, avec, dans la poitrine, ce fracas, cette oppression qui lie à l’immanence de l’écroulement, l’arbitraire d’un désir à peine tangible.

 

Les défis de ces architectures anciennes ont une éternité miséricordieuse, tant elles offensent la gravité, car il faut bien main ou épaule séraphique pour tenir en suspens ou soutenir ces volumes orgueilleux auxquels la nature et le temps apposent les stigmates d’une poussée contraire, fissurant toute mémoire, pulvérisant toute image un peu faisandée des lambeaux de la bonne conscience. Il s’alanguit, le temps de ces antiques violences, comme pour vouer à l’inaudible la sommation de ces agrégats de pierre morcelées, qui n’ont de résistance que par l’heureuse faculté à se desquamer plutôt qu’à se rompre.

 

Mais s’il faut rompre, ils rompront, précipitant au sol la promesse d’une mort tardive et résiduelle, poursuivant l’œuvre des guerres fratricide, augmentant le charnier des rancœurs de Belchite…

 

#5

 

Les corps frissonnent, les membres s’entrechoquent… Enveloppés dans la sinistre étreinte d’une analogie redoutable, cynique, comme le sacrifice de tout discernement, entre les convulsions de la jouissances et les spasmes de l’agonie.

 

La mort est sous toutes les portes, la mort est imminente. Mais la pire des morts est celle que l’on craignait moins que la sienne, parce qu’elle débordera tous les temps de panique. Elle portera la trace des visages familiers, éreintés, tristes ou accidentés par le fracas impitoyable de la balle qui fait mouche, lésant la chair de coton, de papier, d’une joue d’enfant ou de vieillard, pénétrant les crânes dérisoires, brisant tous les efforts et les temps d’une survie laborieuse, enivré de sens, d’un geste minuscule de l’index, le doigt qui montre et qui exclu, tragiquement…

 

Face à l’autre, la rue sépare, la rue divise, l’autre voit sans larme les corps tout imprégnés d’odeurs, qu’il enjambe, toujours hagard, fuyant cette pensée terrifiante qu’un homme mort, c’est au-delà du mot, pour l’éternité, une chose qu’on ne peut comprendre, que l’on ne saisit pas, la mort d’un autre, inconnu, ce n’est pas la notre, mais c’est quelque chose, quand même, il faut y penser… Les cris, les larmes des enfants, la peur dans les regards, la chair, notre chair que l’on regarde, que l’on voit vieillir et se corrompre, que tout attaque…

 

Mais la gangrène, la maladie habitent le temps… La balle n’habite que le canon du fusil, se préparant à coloniser le corps, s’autorisant par la mise en lambeau d’un sentier rouge sang, l’ultime profanation d’un double de soi-même, d’un autre gémellaire qui meurt en regrettant la vanité de sa mort même.

 

#6

 

La verticalité de la ruine ne se décrète plus, elle frémit à l’aplomb de ses socles instables, parcourus d’un réseau noir de veines denses et saturées, duquel la terre abreuve sa pulsation. Elle épaissit ou se rétracte, au gré de l’enflure du monde ou de sa dépression, et dans ce va et vient, à la tension démesurée de l’enfer aux étoiles et des étoiles vers l’enfer, la trace s’amenuise et se disloque dans l’épouvante grasse de l’agonie.

 

C’est comme un temps interrompu, dont une seule existence ne prendra que la mesure infime d’une métamorphose invisible, d’un déplacement millimétré dans un espace intangible. L’affaissement prend la cadence des cycles de la lenteur, son mouvement ne se dévoile que comme la fixité inaltérable de l’instant, sans déplacement de matière, ni éruption de poussière…

 

Combien d’années seront nécessaires pour que s’ensevelisse, non pas une mémoire, mais tout un territoire offert à la survie généreuse des valeurs sédentaires de l’humanité : travail, amour, souffrance ou joie, la mort aussi, les rituels des hommes et les extases de la révélation… A ce quai de misère, nulle génération n’ancrera ses racines, il n’y aura plus d’élan vers la pensée idéale et complète de la grâce, de la figure qui noue ensemble les passions et la ferveur d’un peuple, édificateur de temples et d’asiles.

 

Une bête fruste divague parmi les pierriers, territoire d’errance désormais, comme pour dire au visiteur désespéré, les chiens ont survécu à l’agonie des hommes, ils ont esquivé les haines, les phobies, les démences, ils ont nourri de la vermine et de l’horreur, la sagesse primitive de leur raison. Ils errent, encore, comme dans les vestiges ajournés des villes antiques au piémont des volcans de l’Italie, et nous rappellent qu’au détour des passages que les hommes ont désertés, ils auront encore à errer des temps immémoriaux de raison et d’éternité.

 

#7

 

La ville suppure en silence, au travers des rues droites, croisant d’autres rues, sans idéologie, c’est-à-dire, n’autorisant désormais que la perpendiculaire de tout trajet. Les fluides épais et nauséabond de la mémoire s’écoulent ainsi à l’écart de toute sinuosité, et la pensée urbaine, apaisante, moderne, réconciliatrice, ayant préludé à la reconstruction témoigne dans ces nouvelles architectures d’une boursoufflure de consensus.

 

Vivre à côté, c’est comme nourrir la pensée quotidienne de la nécessité de l’oubli : c’est, à force, insoutenable d’enlisement, de piétinement, comme si tout l’avenir s’inscrivait ainsi dans la pierre éternelle de la haine, de la douleur, de la souffrance érigées en mausolées. Rien ne passe, la querelle ruisselle encore par les failles, dans les passages de la ville ancienne à la ville nouvelle, guettant jusqu’à l’ignorance des nouveaux nés.

 

Dans quel socle, dans quel sous-sol les enfants ont ils ancrés leur identité, par quels étayages ont-ils résisté à l’accablement de ces faces à faces inlassablement muets, sans sourire, sans générosité… La douleur scarifie l’âme, elle ne partage ni pitié, ni compassion, ni remords. Seulement de la présence contraignant à de la vigilance éternelle… C’est ça, le deuxième souffle des victimes de la guerre, comme de la maladie : l’écoute sensible, perpétuelle, obsédante, de toute velléité à la récurrence, à la réitération, au réveil de la tragédie que ni le temps ni la distance n’auront eu la force d’affaiblir.

 

L’être, alors, rencontre en ce combat le sens douloureux, car il passe par les ornières du sacrifice, de sa propre individuation. Peu d’espace encore pour le désir de l’autre, de l’épaulement par le corps de l’autre de la modernité cinglante, mais promise à quelques temps – jamais longtemps – de sérénité, de bienveillance et d’espoir…

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